Robert Desnos, sommeils

Robert Desnos, Sommeils, Édition de Christophe Langlois, Gallimard, collection Poésie/Gallimard n° 565, 2022, 200 p. ill.

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Sous un portrait à l’aquarelle de Desnos par Max Morise, rarement reproduit, les éditions Gallimard ont eu la bonne idée de réunir dans la collection « Poésie » soixante-quinze dessins de Desnos, issus des fonds Breton et Desnos et des acquisitions plus récentes de la Bibliothèque Littéraire Jacques Doucet. Une belle édition de Jean-Michel Place en avait offert en 2015 une sélection sur un papier et dans un format qui évoquaient celui d’un carnet de dessin, avec une contextualisation et des ouvertures interprétatives de Carole Aurouet. Cette nouvelle édition augmente considérablement le corpus accessible, mettant à portée de tous un trésor en voie de disparition du fait de l’extrême fragilité des feuillets. Si l’émotion de l’archive disparaît inévitablement dans la reprise en format de poche sur un papier unifié, le dispositif inhabituel adopté pour ce volume sert au mieux l’image : chaque dessin est présenté en belle page, horizontalement ou verticalement, selon l’utilisation de la page par l’auteur. À défaut de le sentir au toucher, le lecteur percevra les différences de support : papiers de couleurs, quadrillés ou feuillet utilisé au verso d’un papier dont on devine en transparence l’en-tête, celui de Littérature ou du Mouvement Dada. La qualité de la reproduction donne une bonne idée du « grain » du crayon, du trait appuyé, emporté ou hésitant : le geste reste perceptible et avec lui l’état du scripteur.

On découvre ainsi les dessins de Desnos à l’automne 1922, quand René Crevel invite à l’hypnose ses amis de la revue Littérature. Cette expérience permettrait-elle de lever le contrôle critique et de renouveler l’accès à l’écriture automatique ? C’est ce qu’espère Breton et quelques-uns des membres du groupe. Les dessins produits sous hypnose se mêlent ici à des dessins plus conscients, mais sans volonté d’élaboration esthétique, pour livrer les images récurrentes, les pensées obsédantes qui habitent Desnos à cette époque. Certains s’apparentent aux rébus, ou mettent en scène les noms des amis dans des anagrammes visuels, plusieurs montrent l’émergence des formules des Rrose Sélavy, souvent le poète s’entraîne à la production à la chaîne des jeux verbaux qui nourriront les créations du rêve.

Une pagination en chiffres romains qui s’interrompt p. XX pour reprendre 171 pages plus loin permet de réunir à l’introduction le dossier final, qui peuvent tous deux laisser perplexes. L’introduction met en scène le désarroi de son auteur devant le désordre des dossiers puis consent à livrer quelques citations et références sur le contexte de ces dessins qui ont en effet de quoi surprendre le lecteur non averti. En revanche les notes sur l’édition placées à la fin du volume constituent un préalable clair et argumenté destiné à éclairer les choix de l’éditeur et la complexité de l’ensemble.  Le titre judicieux, « Sommeils », appelait une présentation des conditions de production de ces dessins dont certains tiennent du graffiti tandis que d’autres sont plus élaborés : la place accordée au rêve éveillé, à l’hallucination et à la prophétie dans les années qui suivent les expériences de « sommeil hypnotique », les protocoles de ces séances n’auraient pas été des détails superflus. Le dossier ne comporte pas, comme d’autres volumes de la collection Poésie/Gallimard, d’informations sur les publications en revue des textes dont on voit ici le surgissement, ni sur les variantes dans leur reprise en revue ou dans le recueil Corps et biens en 1930, la biographie pour le moins pointilliste, la bibliographie critique minimale ne comblent pas cette lacune, mais la table des manuscrits sera précieuse pour les chercheurs, de même que l’index des noms qui apparaissent sur les dessins. Toutefois précisons que Simone Kahn, si elle a lu Le Capital de Marx et signe le bulletin de soutien à Boris Souvarine en 1928, ne fut jamais « militante communiste », mais très critique à l’égard du Parti communiste elle est proche de l’extrême gauche et anti-stalinienne. Quant à Charles Baron, « homme politique français » qui vota les pleins pouvoirs à Pétain en 1940, il figure dans cette liste à la place de Charles-François Baron, le frère de Jacques Baron, dédicataire en 1930 de The Night of Loveless  Nights.

Dans ces dessins, Desnos qui a toute sa vie fait des aquarelles, des gouaches, des graffiti, des rébus et de courtes bandes dessinées humoristiques, ne vise aucune démonstration de maitrise technique, ce qui ne veut pas dire que tous soient au même titre « automatiques ». La période des sommeils est d’abord privée d’enjeux par le départ de Breton à l’exposition Picabia de Barcelone ; à son retour, l’expérience est jugée psychiquement dangereuse, mais elle a des prolongements et des répercussions bien au-delà de l’automne 1922. La présente édition permettra de pousser plus avant une étude des motifs récurrents, des scénarios fantasmatiques et « mots de passe » qui ont nourri les récits et poèmes contemporains de l’auteur. On mesure en tout cas ici l’intensité de l’expérience et l’atmosphère très particulière de cette période pré-surréaliste : les dessins cartographient les affinités et les répulsions, les hantises personnelles et collectives. Ce livre permettra aux étudiants, aux élèves du secondaire et à leurs enseignants, aux chercheurs et à tout lecteur amoureux de Desnos d’avoir un accès direct et facile à un corpus mal connu : à eux désormais de rêver, sourire… et formuler leurs hypothèses.

Marie-Paule Berranger