« La semelle et le brochet » Autour de la correspondance de Georges Malkine et Robert Desnos

                Le titre de cette contribution est présomptueux car les lettres que j’ai pu consulter ne constituent pas une véritable correspondance. En effet, malheureusement, nous n’avons pas aujourd’hui les lettres de Robert Desnos, si ce n’est une carte postale et un message laissé vraisemblablement quand le peintre et le poète vivaient rue Blomet, dans l’ancien atelier d’André Masson, qui nous laisse un mince témoignage sur leur quotidien. Amputée de la voix de Robert Desnos, cette correspondance, ou les traces de cette correspondance, est néanmoins très riche. Conservée à la Bibliothèque Littéraire Jacques Doucet dans le fonds Robert Desnos il s’agit matériellement de 57 lettres, de 11 cartes postales, d’une carte de visite de Malkine, de 2 télégrammes et des quelques feuilles autographes de la main de Malkine et aussi de Desnos[1]. De cet ensemble d’environ 70 documents, seulement une trentaine est précisément datée par l’auteur. Les lettres vont de l’été 1924 au début de 1932 mais se concentrent surtout autour des années 1925-1926. Elles manifestent  la grande amitié entre Georges Malkine et Robert Desnos qui se sont connus en 1922 mais également montrent la traversée de Malkine dans la vague du surréalisme qui déferle à partir de la publication du Manifeste et du premier numéro de la Révolution surréaliste[2]. Si en effet, comme toute correspondance, ces lettres révèlent l’intimité du scripteur, dans ses moments d’euphorie et d’entente mais aussi de détresse et solitude, elles laissent apparaître une sociabilité particulièrement ample et dynamique qui dépasse l’expéditeur et le destinataire eux-mêmes. Cette sociabilité est le résultat des nombreuses activités du mouvement et des tensions personnelles et intellectuelles qui traversent le groupe  à cette époque.

Loin de Paris au moment de la sortie du Manifeste et de la Révolution surréaliste, entre 1924 et 1925, depuis Nice, où il est secrétaire général d’une société de services urbains, Malkine souhaite souvent avoir des nouvelles du groupe et recevoir les publications qui se succèdent à un rythme très soutenu. Le 29 septembre 1924, il demande à Desnos un exemplaire des Pas perdus de Breton[3] et un mois après il lui écrit :

 

D’accord quant au « Cadavre » (que je n’ai d’ailleurs pas du tout reçu). Ce sont des petits trucs qui sentent mauvais, la fatigue, etc. Ne m’oublie pas pour un exemplaire 1er catégorie de Deuil pour Deuil, et dis-moi ce que je devrais à Kra dès que tu le sauras. Dis donc si tu as des sous, veux tu m’envoyer un ex. des 7 manifestes de Tzara. Je te renverrai ça immédiatement. Beaucoup d’excuse pour tous ces emmerdements que je te procure, mais je suis ici dans la brousse (Et ce n’est même pas vrai, malheureusement, malheureusement). Où en sont tes rapports avec AB et FP ? Et entre eux ? Et tous ces petits messieurs ? Et ta collaboration à la Rév[olution] Surr. ?[4]

 

Les lectures sont toujours une bonne compagnie quand on est « dans la brousse » comme l’écrit Malkine. Mais s’il cherche à rester informé de l’état de l’art et des nouveautés artistiques et littéraires à travers les publications, il s’enquiert aussi des rapports, toujours très turbulents, qui animent le groupe comme le révèlent les interrogations en conclusion de la lettre et l’évocation sarcastique de « petits messieurs ». La question des rapports entre Desnos et « AB » et « FB », à savoir André Breton et Francis Picabia, se réfère sans aucun doute à la querelle entre Breton et Picabia qui depuis l’été 1924 envenimait aussi les relations entre Breton et Desnos, au point que celui-ci hésitait même à participer à la naissance de la nouvelle revue[5]. En effet, dans une visée d’hégémonie sur l’avant-garde parisienne, Picabia avait publié en mai 1924 un numéro, le 16, de sa revue 391 qui sommeillait depuis 1921 et l’avait intitulé de manière provocatrice et peut-être parodique, « superréalisme ». Dans le numéro suivant en juin figurait un texte de Desnos, « L’Étoile au front », où, en faisant  l’éloge du génie de Raymond Roussel, le poète célébrait les « rencontres imprévues » d’où naissent les mythologies. Il s’agissait d’une formulation de cette poétique de l’image surréaliste illustrée dans le Manifeste de Breton de 1924 qui combinait le plan esthétique au plan éthique avec le rapprochement fortuit de termes éloignés, dans le sillage de la poésie de Lautréamont et Reverdy, et de la découverte des associations inconscientes de la psychanalyse[6].

Pourtant, Malkine n’est pas résolu à vivre cette distance dans un rôle de simple spectateur des querelles et des activités du groupe. Il ne veut pas simplement être mis au courant[7]. Il veut participer aux activités comme en témoigne dans cette lettre son accord pour le tract « Un cadavre » contre Anatole France publié en octobre 1924. Dans ce pamphlet aucune trace de sa contribution, ni de sa signature, absence qu’il regrettera énergiquement auprès de Desnos dont la signature n’est pas présente non plus :

 

À d’autre point de vue, je suis moins content. Je te fais juge : c’est un médecin revenant de Saigon qui le premier m’a parlé du n° de la R.S. où il a vu ma photo et mon nom (MOLKINE)[8]. Me laissera-t-on tomber avec ce n° comme avec le « cadavre » ? Franchement, c’est d’un chic. N’y a-t-il personne à la RS qui soit chargé, ou prié d’assumer aux absents le service des publications ? Es-tu d’avis que j’écrive officiellement au Bureau des recherches surr. (15 r. de Grenelle ?) pour demander compte de cette négligence ? Pense-t-on que la R.S.  [publient] + sieurs [sic] nos ? Si oui, que dois-je faire pour espérer les avoir? [9]

 

Malgré cet accident concernant le « cadavre », c’est en effet dès l’été 1924 que son nom commence à figurer en bas des déclarations collectives du surréalisme.

Par ailleurs, se tenir informé et participer aux déclarations collectives ne suffisent pas à Malkine. Même si loin de Paris et du cercle des surréalistes, il paraît vouloir pratiquer véritablement le surréalisme malgré les lourdes tâches que son occupation à Nice lui impose. Il suit ainsi de très près l’intimation de Breton dans le Manifeste : « qu’on se donne seulement la peine de pratiquer la poésie ». Et pratiquer la poésie ne signifie pas seulement l’écrire mais veut dire surtout la vivre.

 

Malkine surréaliste à Nice

Les lettres de Malkine à Desnos sont, à cet égard, très intéressantes. En mars 1925, enthousiaste après la lecture du Manifeste, il envoie à Desnos un texte surréaliste d’écriture automatique qui sera publié dans le numéro 4 de La Révolution surréaliste en juillet 1925, accompagné par ces mots :

 

On peut imprimer ce que je t’ai envoyé. Tant que tu feras partie de cette Revue. En somme, ça doit être assez : « ces contes pour grandes personnes ; ces espèces d’araignées » dont parle Breton ? Le surréalisme m’anéantit. Dans la vie. Exemple : hier matin, le directeur de la Ce Gén-le des Pétroles me demandait : « Pourrais-je revenir vous voir la semaine prochaine ? » et j’ai répondu : « La semelle et le brochet ». La lucidité l’emporte de moins en moins fréquemment sur le délire, et je sens que j’ai totalement perdu « le fil des idées ». C’est-à-dire que je l’ai découvert. Où cela ira-t-il. Il y a longtemps que j’ai dépassé le stade des obsessions et des hallucinations. Ce n’est plus le subconscient qui est fou, maintenant, mais le conscient. Tu comprends. C’est tellement grave, que j’en suis heureux. Il faut donc que je fasse très attention. Mais j’ai un atout merveilleux : jamais je n’aurai confiance en moi. C’est délicieux. J’ai déjà un chapeau de paille, et je me fais faire un complet-scandale[10].

 

La citation « ces contes pour grandes personnes ; ces espèces d’araignées » fait référence au passage sur le merveilleux dans le Manifeste et nous suggère de lire le texte de Malkine comme une véritable réflexion sur les propositions de Breton qui invite à pousser les limites du sens dans l’écriture pour atteindre ainsi le merveilleux. Voici ce que ce dernier affirme :

 

Le tissu des invraisemblances adorables demande à être un peu plus fin, à mesure qu’on avance, et l’on en est encore à attendre ces espèces d’araignées. Mais les facultés ne changent radicalement pas. La peur, l’attrait de l’insolite, les chances, le goût du luxe, sont ressorts auxquels on ne fera jamais appel en vain. Il y a des contes à écrire pour les grandes personnes, des contes encore presque bleus[11].

 

Or, Malkine ne pousse pas les limites seulement dans l’écriture. Il semble vouloir les franchir dans la vie-même, comme le révèle l’anecdote de sa réponse totalement extravagante formulée à l’égard du directeur général de la compagnie des Pétroles. Comme il l’avoue, sa vie consciente est anéantie par le « surréalisme », au sens où le subconscient envahit la partie consciente de la pensée, ou, selon les termes de Malkine lui-même, le « délire » remplace la « lucidité » pour inscrire dans la réalité une nouvelle logique, un nouveau « fil des idées », non moins réel. En effet, comme il l’affirme de manière paradoxale, s’il a perdu ce « fil des idées », il l’a en même temps « découvert ». Le refus, ou l’accord, à la demande du directeur « Pourrais-je revenir vous voir la semaine prochaine ? » ne se formule pas. La réponse normale et attendue est ainsi évincée au profit d’une image surprenante qui traduit la juxtaposition fortuite de deux termes éloignés, la « semelle » et le « brochet ». En somme, Malkine applique et pratique dans la vie quotidienne la poétique de l’image dont parle Breton dans le Manifeste : « c’est du rapprochement en quelque sorte fortuit des deux termes qu’a jailli une lumière particulière, lumière de l’image, à laquelle nous nous montrons infiniment sensibles »[12]. Une lumière probablement aveuglante pour l’interlocuteur de Malkine car la réponse produit une sorte de court-circuit dans une situation de communication. Il est difficile d’imaginer un tel épisode dans un cadre professionnel et bien légitime de se demander s’il ne relève pas plutôt de la boutade pour épater le destinataire de la lettre. Néanmoins, ce récit à l’allure humoristique entre le comique et la mélancolie est pour autant révélateur de cette initiation au surréalisme à corps perdu que Malkine, seul peintre selon le Manifeste de 1924 à avoir fait preuve de « surréalisme absolu », poursuit loin de Paris. Cet épisode et le texte pour la revue permettent donc à Malkine de se rapprocher des expériences de son ami Robert Desnos, dans l’écriture et dans la peinture comme dans la vie.

Malkine à l’instar de Desnos cultive en effet l’écriture parallèlement à la peinture et il en parle souvent dans les lettres à son ami. D’après celles-ci, il semblerait que le peintre associe cette pratique à la consommation de l’opium dont il sera dépendant jusqu’à la fin des années 1930. Toujours depuis Cannes, à la lecture du deuxième numéro de La Révolution surréaliste il écrit à son ami :

 

Merci pour la R.S., que j’ai bien reçu. Mais pourquoi n’a-t-on pas réalisé ton projet de couverture ? La présentation y eut gagné beaucoup. Pour le reste, sauf Breton et toi, ça ne bande pas fort. Je suis complètement dépourvu de vie morale depuis mon départ de Paris. Pas une minute à moi. C’est seulement grâce au mistral et à une semaine de tempêtes continuelles que j’ai pu fumer un peu, et écrire autant. Des choses pas mal. Mais je suis si loin d’être dans l’état qu’il me faut[13].

 

Un mois après, il réitère :

 

Ci-joint ma dernière chose, écrite en fumant l’opium il y a un mois, à Cannes. Je suis bien entendu absolument incapable de la relire. Cependant je crois que l’opium ait aussi une influence qui s’accorde beaucoup avec l’écriture surréaliste, grâce au pouvoir qu’il donne – qu’il me donne. Je ne sais plus ce que je voulais dire. Mais enfin, une très grande simultanéité[14].

 

Comme l’absence de contrôle exercé dans l’écriture automatique, l’état d’abandon induit par l’opium serait propice au surgissement d’associations inattendues par la forme, le son et le sens. C’est ce que pourrait signifier la « grande simultanéité » dont parle Malkine. Mais cette expérience ne produit guère des résultats acceptables comme Malkine lui-même, absolument incapable de relire ce qu’il a écrit, est contraint à l’avouer. Or, l’écriture, le surréalisme « anéantissant » et enfin l’expérience de la drogue semblent converger pour compenser cette absence de vie morale que Malkine éprouve, qu’il évoque en des termes parfois dramatiques à son ami Desnos et que probablement l’opium même ne fait qu’exaspérer. Avant de condamner toute drogue dans Le Vin est tiré, Desnos, initié à l’opium par Yvonne George, avait consacré un article intitulé « La Muse exigeante. L’héroïne déesse du rêve et de la mort » où, tout en alertant sur les dangers de la drogue, il établissait une liste « d’honorabilité des stupéfiants » où figurait à la première place l’opium[15]. On connaît à ce propos la position de Breton et Aragon sur l’inspiration créatrice et la drogue. Le surréalisme est un stupéfiant tout-puissant, nul besoin de recourir aux substances illicites pour faire surgir les images :

 

Qu'avez-vous cherché jusqu'ici dans les drogues sinon un sentiment de puissance, une mégalomanie menteuse et le libre exercice de vos facultés dans le vide ? Le produit que j'ai l'honneur de vous présenter procure tout cela, procure aussi d'immenses avantages inespérés, dépasse vos désirs, les suscite, vous fait accéder à des désirs nouveaux, insensés ; n'en doutez pas, ce sont les ennemis de l'ordre qui mettent en circulation ce philtre d'absolu[16].

 

« Le surréalisme ne permet pas à ceux qui s’y adonnent de le délaisser quand il leur plaît. – écrit de son côté Breton dans son Manifeste - Tout porte à croire qu’il agit sur l’esprit à la manière des stupéfiants ; comme eux il crée un certain état de besoin et peut pousser l’homme à de terribles révoltes.[17] » Présenté par Breton comme un « vice nouveau », voici que ce surréalisme qui anéantit la vie de Malkine dépourvue de « vie morale » à cause d’un quotidien submergé par le travail -  « 15h de travail par jour [..] ce que ça peut m’abrutir » dit-il[18] - inspire à l’égard des obligations et de la hiérarchie professionnelles un geste de révolte qui s’exprime par la rencontre incongrue – « la semelle et le brochet ».

Malkine en ces années 1924-1925 semble vouloir –peut-être un peu naïvement – incarner littéralement le surréalisme dont fait état le manifeste de 1924. Dans les lettres à Desnos ne pouvait donc manquer un long récit de rêve. Dans ce rêve plutôt sombre, Malkine se retrouve prisonnier dans un couloir labyrinthique aux murs encombrés de valises. Ces murs défilent et des personnes inconnues dépassent le peintre sans mot dire. L’impression est que tout bouge autour du rêveur, sauf lui-même. Il interagit seulement vers la fin du rêve avec un « jeune homme blond pâle » au visage « dissymétrique » qui porte épinglée sur son épaule la carte de visite de Picasso. Alors, remarquant « que ses omoplates étaient des seins de femme », il le frappe d’un « grand coup de toutes [ses] forces ». Le rêve se termine quand Malkine, sortant d’un cabinet de toilette, entre dans le hall de la gare Saint-Lazare. La lettre où figure ce rêve est introduite par « Mon cher Robert - avant de retourner à Paris »[19]. Si le récit semble donc cristalliser des éléments de la vie immédiate, son voyage prévu à Paris – le couloir figure celui du wagon de train –, mais pourrait finalement symboliser des soucis plus profonds qui concernent son activité de peintre. Le contenu manifeste du rêve, l’immobilisme de Malkine, sa violence contre la figure de Picasso, ne sont-ils pas les indices d’une pensée latente qui exprime une préoccupation face à la créativité et au désir de se faire une place en tant qu’artiste ?  Il se voit coincé dans une impasse où les autres le laissent sur place.

 

 

Malkine, les surréalistes et la peinture

                Dans les lettres à Desnos rares sont les dessins. On trouve quelques signes, quelques croquis en marge, par moments une figure accompagnant un mot et, bien sûr, l’étoile, emblème mythique de son ami. Pourtant l’activité de peintre dont parle souvent Malkine dans ses lettres, prouve qu’elle demeure le moyen privilégié par lequel il participe à l’aventure du groupe surréaliste. Mais, plus que l’écriture, elle semble aussi l’exposer à des difficultés. D’autant plus qu’en 1925-1926 la question de la peinture surréaliste ou du « surréalisme et la peinture », selon le titre des textes de Breton parus dans la Révolution surréaliste, sont sujets à dissensions et réflexion dans le groupe. Max Morise avait lancé le débat dans le premier numéro de la revue La Révolution surréaliste en décembre 1924 en déclarant : « Aujourd’hui nous ne pouvons imaginer ce que serait une plastique surréaliste qu’en considérant certains rapprochements d’apparence fortuite mais que nous supposons dus à la toute-puissance d’une loi intellectuelle supérieure, la loi même du surréalisme.[20] » Pierre Naville n’avait pas attendu pour répliquer : « Plus personne n’ignore qu’il n’y a pas de peinture surréaliste.[21] » André Breton avait alors rédigé une série d’articles entre juillet 1925 et juin 1926, puis en octobre 1927, afin de surmonter les contradictions entre l’automatisme et la maîtrise du pinceau,  entre le temps plus ou moins long nécessaire à la technique et le jaillissement instantané, entre la manifestation d’un rêve surgi de l’inconscient et sa traduction matérielle par une activité consciente[22]. Mais cela n’existe-il pas déjà par le medium du langage ? Breton en effet esquive l’apparente aporie en proclamant que, comme il n’est pas question de littérature dans le surréalisme, il n’est pas non plus question de peinture :

 

On a dit qu’il ne saurait y avoir de peinture surréaliste. Peinture, littérature, qu’est-ce là, ô Picasso, vous qui avez porté à son suprême degré l’esprit, non plus de contradiction, mais d’évasion ! Vous avez laissé pendre de chacun de vos tableaux une échelle de corde, voire une échelle faite avec les draps de votre lit, et il est probable que, vous comme nous, nous ne cherchons qu’à descendre, à monter de notre sommeil. Et ils viennent nous parler de la peinture, ils viennent nous faire souvenir de cet expédient lamentable qu’est la peinture[23] !

 

Comme on peut le lire dans ces lignes, Breton célèbre avec emphase le peintre catalan, que son indépendance amenait à fuir toute affiliation à un groupe, par une tentative de séduction. Dans le Manifeste, il ne demeure pas dans le château imaginaire de Breton, mais « chasse dans les environs ». Or, l’attention enthousiaste dans l’écrit de Breton pourrait expliquer la présence de Picasso dans le rêve de Malkine. Sa réaction, le « grand coup » au jeune homme affichant la carte de visite de Picasso, ne serait alors que le désir de se frayer un chemin parmi les peintres que Breton tente de fédérer autour du surréalisme.

Pourtant, Breton avait confié à Malkine, probablement déjà en 1924, la composition du logo de la Révolution surréaliste qu’on retrouve sur l’en tête des lettres.

 

En tête des lettres de La Révolution surréaliste, image Atelier André Breton.

 

L’éclaboussure rouge sur laquelle se détache un cygne noir et une enclume blanche d’où se penche un crabe, est inspirée par un passage du VIème chant des Chants de Maldoror qui évoque un cygne « complètement noir […] supportant une enclume, surmontée du cadavre en putréfaction d’un crabe tourteau »[24]. Malkine est donc investi d’une fonction importante qui lui donne une position considérable au sein du groupe grâce à la place laissée vacante par Picabia, après la disparition de la revue Littérature dont il avait dessiné les couvertures de la nouvelle série. Par ailleurs, il est le seul peintre selon le Manifeste  de 1924 à avoir fait preuve de « surréalisme absolu ». Mais loin de Paris en 1925, fatigué par sa vie professionnelle et peut-être aussi découragé par le débat sur l’existence d’une peinture surréaliste, Malkine semble se chercher dans son art et s’épuise à lui donner une direction. Entre temps, André Masson, en revanche, occupe une place de plus en plus forte au sein du mouvement et aux yeux de Breton. Ses œuvres ne cessent d’illustrer La Révolution surréaliste depuis le premier numéro.  Le 16 août 1925 Breton parle de lui  à Doucet en ces termes : « c’est un homme de grand caractère et, pour tout dire, une conscience comme l’art pictural de ces dernières années n’en révèle pas une.[25]» Avant de connaître Masson  et de se lier à lui, Malkine, qui demeure par ailleurs critique envers les premiers numéros de la revue, écrit en mars 1925 à Desnos : « je me méfierais de Masson. Si c’était tout autre que toi qui me parlait de lui. Je désire trop connaître des “gens nouveaux” pour ne pas craindre de connaître de “nouvelles gens” »[26]. Et dans la même période, il n’hésite pas à écrire laconiquement ni à souligner son refus  : « Je ne veux pas parler de Breton »[27], alors que pour les collages de Max Ernst il se dit enthousiaste : « Épatant, les gravures [de] Ernst ; je n’avais rien vu de lui d’aussi étendu.[28]» Sans tomber forcement dans une quelconque rivalité, Masson et Malkine interprètent néanmoins deux tendances de la peinture, voire du surréalisme lui-même, comme le suggère Desnos dans son enquête « Dada-Surréalisme. 1927 » commandée par Jacques Doucet. Dans la partie « Surréalisme 1924-1927 » et sous le titre « Les différentes tendances de l’esprit », annoté de manière schématique, on peut lire : « Le rôle d’André Masson ; L’importance croissante de la peinture de Georges Malkine »[29]. On pourrait se demander si cette « importance croissante » n’était pas destinée à faire de l’ombre au « rôle » de Masson. Leurs approches de la pratique picturale, sur la forme comme sur le fond, sont par ailleurs très différentes. Masson élabore l’héritage cubiste pour imprimer du dynamisme aux objets intégrant un vague souvenir futuriste, et se livre en même temps au dessin automatique appliquant pleinement le précepte de la dictée de la pensée. Malkine adopte en revanche un lyrisme des formes dans une atmosphère suspendue, proche par moments de Miró, et compose des images où l’association des objets se rattache au principe du dépaysement et du merveilleux comme le collage chez Max Ernst. Il suffit de regarder les pages de La Révolution surréaliste où les illustrations de Malkine et de Masson se côtoient.

 

La Révolution surréaliste, n° 7, juin 1926, p. 23.

 

La Révolution surréaliste, n° 11, mars 1928, pp. 17 et 23.

 

Aux moments des retrouvailles avec André Breton, Simone, Janine Kahn et Max Morise sur la côte d’Azur, en août-septembre 1925,  Malkine fait finalement connaissance de Masson. Avant que son ami Desnos les rejoigne, il lui écrit : « Je t’attends énormément. Encore 15 jours maintenant. […] Je suis très content de connaître Masson, cela me rend un peu de cet espoir qui fondait si vite à Paris, auprès de tous les petits cons. Encore Breton le trouve-t-il aplati, peut-être par son séjour ici.[30]» C’est à partir de ce moment que Makine reprend  confiance dans son métier et retrouve en effet l’inspiration et l’« espoir ». Entre lui et les membres du groupe se crée ainsi une toile tissée par un fiévreux échange de dessins et tableaux. Malkine envoie des œuvres à Masson, Fraenkel, Morise et Breton. Il en reçoit de Masson et même de Picabia. Voici, dans une lettre de l’automne 1925 les traces de ces liens amicaux bâtis par des dons et contre-dons, dont font partie aussi les dédicaces comme celle de Breton à Malkine de la « Lettre aux voyantes » publiée dans la Révolution surréaliste en octobre :

 

As-tu bien retrouvé le dessin que je t’ai dit pour Masson. Il faut absolument qu’il l’ait. Je t’envoie le tien mais je ne sais pas encore comment à cause du format. Puisque Fraenkel en a déjà pris un, je te donne celui que je me proposais de lui envoyer ; c’est un grand que j’aime assez tu verras. Peut-être j’en ferai encore[31].

 

Dans une autre lettre d’octobre de la même année, Malkine écrit : « Masson a été très gentil et m’a donné deux beaux dessins. Un érotique et ces espèces de sarcophages debout dans un désert avec des sortes de corps humains dedans »[32]. Cet enthousiasme ne dissipe pas les incertitudes comme le révèle cette même lettre où il déplore de ne pas avoir la « sûreté de mouvement » pour tracer des nouveaux dessins. Par ailleurs, à peine Desnos était-il rentré à Paris depuis les vacances dans le sud avec Malkine et les autres membres du groupe, que le peintre lui avait adressé une lettre concernant encore des dispositions à prendre quant à la distribution de ses dessins, qui se terminait ainsi : « Je crois finalement qu’André Breton aura emporté une opinion trop mauvaise de moi. Et il ne s’agit pas ici de statistique ! » Pourtant, malgré ses doutes, à partir de cette période Malkine s’affirme davantage dans le mouvement en tant que peintre et dessinateur – et dans sa personnalité, aussi. En septembre 1925, Breton écrit à Éluard : « Je crois que nous pouvons beaucoup compter sur Malkine.[33] » L’affirmation du peintre ne fera que se consolider avec son retour définitif à Paris en décembre 1925. L’année 1926 est en effet une année très prolifique, la plus prolifique peut-être : une sorte de consécration pour Malkine. Soutenues par Aragon, et bien sûr par son cher Robert Desnos, ses œuvres sont reproduites dans les numéros de juin et de décembre 1926 de La Révolution surréaliste et en janvier 1927 la Galerie surréaliste accueille sa première exposition. « Poète et peintre passionné, Georges Malkine est un grand explorateur de ces pays du rêve élus par ses amis surréalistes. » À deux mois du vernissage de la première exposition personnelle, ces mots de Robert Desnos dans un portait de l’artiste de Paris-Soir le 13 novembre 1926, scellent à la fois la contribution de Malkine au surréalisme en cette année particulièrement fertile et l’amitié entre les deux hommes qui déménageront dans l’hiver entre 1926 et 1927 au mythique 45 de la rue Blomet, dans l’atelier laissé libre par Masson.

 

Robert Desnos et Georges Malkine

Je souhaiterais en conclusion m’arrêter sur l’amitié et les affinités qui traversent cette correspondance.

Dès la première lettre on peut constater le lien très fort et amical entre les deux camarades. Les adresses sont, à elles seules, très éloquentes : « mon cher Robert », « Bob », « mon vieux ». Dès lors le tutoiement est obligé. Malgré le peu de temps que le travail laisse à Malkine, celui-ci ne peut pas s’empêcher d’écrire à son ami :

 

Mon cher Robert, t’es le seul homme avec lequel il me plaise de correspondre, et le seul – à des si rares exceptions près –, à qui j’écrive. J’écris et j’écrirai de moins en moins, sans doute. Lettres ou autre chose. C’est tellement s’arrêter, tout de même[34].

 

L’écriture épistolaire fait bien figure de lien vital sans lequel on risque de « s’arrêter », comme il dit. La correspondance avec Desnos lui permet aussi de garder le cordon qui le relie à la capitale et aux activités du surréalisme. Mais dans ce rapport d’exclusivité, Malkine met toute sa confiance en Desnos tel celui qui voit avec les yeux d’autrui, guidé par lui. On l’a vu dans le cas de Masson, il se méfierait de ce dernier si son ami n’était pas de l’avis contraire. « Toi, tu es celui dont je ne me demande jamais si etc.[35] » écrit à nouveau Malkine.

« Les plus beaux yeux du monde ont connu nos pensées » écrit Desnos dans The Night of loveless nights. Son poème, illustré par Malkine, publié en 1930 a rendu célèbre la collaboration entre les deux artistes. Ce vers, reproduit dans la marge inférieure d’une gouache qui reprend le sujet d’une des illustrations de la plaquette, l’œil final, formule cette heureuse union entre les deux amis. Leur collaboration pour ce long poème apparaît aujourd’hui comme une sorte de chant du cygne car c’est à partir de 1930 que la relation entre les deux hommes se dégrade pour s’achever ensuite en raison de l’inimitié entre l’épouse de Malkine, Yvette Béatrice Ledoux, et Desnos. Une lettre poignante, la dernière en date de l’ensemble conservé à la Bibliothèque Littéraire Jacques Doucet, le constate : « Je ne suis plus un homme seul – Robert, et ce que je veux dire par là c’est que je vis pour ma femme »[36].

Si The Night of loveless nights cristallise, on ne peut mieux, la complicité et l’harmonie entre les deux amis, les lettres de Malkine nous réservent d’autres témoignages. Une lettre de 1924 reporte en post scriptum, ce que Malkine définit comme son « dernier écrit » : « DEMAIN ON / RASE GRATIS »[37]. Distique qui ne va pas sans rappeler les clausules lapidaires des poèmes de Prospectus de Robert Desnos inspirées par les affiches des commerces et des publicités. Cette passion pour la formule brève et humoristique avait peut-être amené Desnos à solliciter Malkine dès 1925 pour le bandeau de La Liberté ou l’Amour !.Voici la réponse de Malkine :

 

Pour La liberté et l’amour !  tu sais que je serais heureux de faire les bandeaux. Mais quel genre ? Guide-moi tout de même de quelques mots. Je te ferai autant de bandeaux que tu voudras. Autant de bandeaux différents que de pages si tu veux, mais cela reviendrait peut-être cher ? […] Envoie-moi les tuyaux pour les bandeaux et dès que tu pourras, un extrait du livre[38].

 

Malheureusement, à ma connaissance, il n’y a pas trace de ce ou de ces épreuves de bandeau. Malkine écrira en revanche le prière d’insérer de C’est les bottes de 7 lieues cette phrase : « je me vois » de 1926 dont on trouve dans les lettres un manuscrit accompagné d’une version de Desnos lui-même :

 

Le tour du jour en quatre-vingt mondes

Les dangers liants

La nuit d’un été de songes

Les siècles de la légende

Le boudoir dans la philosophie

Vingt mille mers sous les bottes de sept lieues

Des beaux-arts considérés comme un assassinat

 

Ce livre est de Robert Desnos

 

Georges Malkine

 

Les profondeurs de l’amour !

Et si jamais le soleil se couche car il n’est jamais couché, aurore boréale, il se prolongera

Sur l’univers d’André Masson

 

Robert Desnos

 

Cet ajout de Desnos disparaît finalement du bandeau au profit de Malkine, sans doute parce que la présence du nom de Masson, qui illustre le recueil, pourrait raviver une blessure d’amour-propre chez son ami.

Mais revenons à la réponse « surréaliste » de Malkine au directeur de la Compagnie Générale des Pétroles rapportée quelques jours avant la lettre sur le bandeau de La Liberté ou l’Amour !. Dans cette missive, il demande à Desnos de pouvoir en lire quelques extraits. Au chapitre « Révélation du monde » de ce récit, on lit : « Corsaire Sanglot n’eut pas besoin de suivre son chemin pour que les allées de cyprès du songe solitaire connussent les semelles de son imagination. » Doit-on voir dans la réponse de Malkine la résurgence de ces audacieuses « semelles de l’imagination » ? Voilà qui n’aurait pas manqué d’alerter les gardiens de l’ordre public et les censeurs et de l’époque qui s’inquiétèrent tant de La Liberté ou l’Amour !

 

 

Damiano de Pieri

[1] Voici les cotes du catalogue dans le fonds Roberts Desnos de la Bibliothèque Littéraire Jacques Doucet, désormais BLJD : DSN C 1588 – DSN C 1616 ; DSN C 1618 – DSN C 1632 ; DSN C 1634 – DSN C 1661 ; DSN C 2393 – DSN C 2395.

[2] Pour une biographie synthétique sur le peintre je renvoie à Georges Malkine, le vagabond du surréalisme, par Béatrice Riottot El-Habib et Vincent Gille catalogue de l’exposition au Pavillon des Arts de Paris, 28 avril-29 août 1999, Paris, Paris-Musée, 1999.

[3] « Veux-tu te charger de demander à Breton, pour moi, un Les pas perdus ? Je serais très content. J’aurais la voiture plus tôt que je ne le pensais. Peut-être l’Amilcar Grand Sport. Très important. (140 à l’heure) », BLJD, DSN C 1591.

[4] Lettre sans date, fin octobre début novembre 1924, BLJD, DSN C 1594.

[5] Voir les lettres d’Aragon à Breton du 14 août 1924 et du 29 septembre 1924, Lettres à André Breton. 1918-1931, édition établie, présentée et annotée par Lionel Follet, Paris, Gallimard, « Nrf », 2011.

[6] « L’étoile au front », 391, n° 17, juin 1924, s.p.

[7] Lettre depuis Cannes datée « 29 déc. 1924 » : « Justement, mon vieux, je ne t’écrivais. Je ne saurais assez te remercier de me mettre aussi au courant, comme je le désire beaucoup. » BLJD, DSN C 1596.

[8] En effet, c’est l’orthographe sur la couverture du n° 1 de la R.S.. À l’intérieur le nom est écrit correctement.

[9] Lettre envoyée depuis Cannes datée 29 déc. 1924, DSN C 1596.

[10] Lettre sans date, DSN C 1609, BLJD.

[11] Manifeste du surréalisme, in Œuvres complètes, t. I, éd. M. Bonnet, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1988, pp. 320-321.

[12] Ibidem, p. 337.

[13] Cannes le 16 février 1925, DSN C 1602, BLJD.

[14] 20 mars 1925, DSN C 1605, BLJD.

[15] « La Muse exigeante. L’héroïne déesse du rêve et de la mort », Paris-Soir, 13 avril 1926, pp. 1-2- Plus tard, Robert Desnos, après le les tourments vécus avec Yvonne George morte de tuberculose épuisée par l’opium, dénoncera les effets tragiques de la drogue sur les individus dans son roman Le Vin est tiré, Paris, Gallimard, « Nrf », 1943.

[16] « Discours de l’imagination », Le Paysan de Paris, in Œuvres poétiques complètes, éd. Olivier Barbarant, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2007, p. 190. Dans Traité du style Aragon condamne totalement le recours à la drogue : « Il n’est pas lyrique de se droguer. C’est tout simplement lamentable ».

[17] Manifeste du surréalisme, in Œuvres complètes, t. I, op. cit, p. 337.

[18] Lettre depuis Cannes, sans date, début 1925, DSN C 1601, BLJD.

[19] Lettre sans date de juin-juillet 1925, DSN C 1598, BLJD.

[20] « Les Beaux-arts. Les yeux enchantés », La Révolution surréaliste, n° 1, décembre 1924, p. 27.

[21] « Beaux-arts », La Révolution surréaliste, n° 3, avril 1925, p. 27.

[22] « Le surréalisme et la peinture » parut dans le n° 4, juillet 1925, n° 6, mars 1926, n° 7 juin 1926 et n° 9-10, octobre 1927 de La Révolution surréaliste.

[23] « Le surréalisme et la peinture », La Révolution surréaliste, n° 4, juillet 1925, p. 29.

[24] L’éclaboussure est peut-être un hommage à « La Sainte Vierge » de Picabia qui illustrait en juin 1920 la couverture du numéro 12 de sa revue 391, où les coulures noires bafouaient avec ironie la présomption d’une Marie immaculée.

[25] André Breton, Lettres à Jacques Doucet, présentées et éditées par Étienne-Alain Hubert, Paris, Gallimard, « NRF », 2016, p. 239.

[26] Lettre sans date, DSN C 1609, BLJD. Cette lettre évoque l’affaire de Kiki de Montparnasse arrêtée à Villefranche et emprisonnée à Nice après avoir insulté le patron d’un bar et un policier qui l’avaient prise pour une prostituée. Cela nous permet de placer l’échange en mars 1925.

[27] Lettre datée simplement « Nice samedi », DSN C 1600, BLJD. La lettre date vraisemblablement de fin mars 1925 car elle évoque une annonce de Desnos dans le magazine Paris-Flirt qui paraîtra en avril 1925.

[28] Lettre sans date, DSN C 1597, BLJD.

[29] Dada-surréalisme, in Nouvelles Hébrides et autres textes, édition établie, présentée et annotée par Marie-Claire Dumas, Paris, Gallimard, « Nrf », 1978, p. 290.

[30] Lettre datée 16 août 1925, DSN C 1615, BLJD.

[31] Lettre sans date, DSN C 1643, BLJD.

[32] Lettre datée « Nice 6 oct. 25 », DSN C 1620, BLJD.

[33] Lettre datée « Thorenc, sept. 1925 », in André Breton, Paul Éluard, Correspondance. 1918-1938, op. cit., p. 137.

[34] Lettre sans date, DSN C 1600, BLJD.

[35] Ibidem.

[36] Lettre sans date, cachetée le 3 novembre 1932, DSN C 2394, BLJD.

[37] Lettre sans date, DSN C 1597, BLJD.

[38] Lettre datée « Nice 1925 », DSN C 1608, BLJD.