Autour de Dans bien longtemps tu m’as aimé et de Sagesse des oiseaux : rencontre avec Yann Verdo

Yann Verdo auteur du Violon d’Einstein aux éditions Odile Jacob, introduisit en 2018 à ses « variations sur le temps, les quanta et l’infini » un large public. Il a publié depuis plusieurs romans. Parmi eux, Dans bien longtemps tu m’as aimé (2022) met en scène, en contrepoint d’une rencontre amoureuse, Robert Desnos : une autre forme de variation, cette fois sur le temps, l’amour et la rencontre. Il a donné en 2023 un recueil de belle facture aux éditions du Petit Véhicule, avec 101 poèmes comme autant d’oiseaux, saisis en plein vol dans les illustrations raffinées de Paul Kichilov, : Sagesse des oiseaux. Robert Desnos y reparaît en passant inspirant, aux côtés d’Apollinaire, de Nerval et quelques autres voix repérée par Marie-Claire Dumas, dans sa postface.

Entretien réalisé le 22 novembre 2023 au siège de l’Association des amis de Robert Desnos, rue des Saints-Pères

En présence de Marie-Claire Dumas, Chantal Galiana, Damiano de Pieri (modérateur) et Yann Verdo

Damiano de Pieri : Bonjour à toutes et tous. Nous sommes ici réunis autour de Yann Verdo, écrivain, poète et journaliste, auteur d’un essai sur les théories d’Einstein (Le Violon d’Einstein, Odile Jacob, 2018) suivi de deux romans parus aux éditions du Rocher, Noone ou le marin sans mémoire (en 2020) et Dans bien longtemps tu m’as aimé (en 2022), et qui vient de faire paraître cette année, aux éditions du Petit-Véhicule, une anthologie de 101 de ses poèmes intitulée Sagesse des oiseaux. Nous sommes là pour parler plus particulièrement de ces deux derniers livres : ce second roman, centré sur la déportation de Robert Desnos, un poète qui – Yann nous expliquera sans doute pourquoi – lui est particulièrement cher ; et l’anthologie, qui nous propose un panorama sur le versant poétique de son travail. Sont également présents autour de la table Chantal Galiana, actrice et chanteuse de poésie à Paris, fondatrice de la compagnie Louise Lame et interprète de Robert Desnos, Léon-Paul Fargue et Raymond Queneau ; Marie-Claire Dumas, professeur émérite et spécialiste de Robert Desnos dont elle a publié les Œuvres aux éditions Quarto (en 1999), vice-présidente de l’Association des amis de Robert Desnos ; et moi, Damiano de Pieri, secrétaire de cette même association. Nous sommes donc entre amis, tous unis par notre admiration commune pour le poète de Corps et biens et Fortunes !

Je me lance et te pose, Yann, la première question. C’est d’ailleurs moins une question qu’une observation. À lire les poèmes réunis dans ton anthologie, Sagesse des oiseaux, il m’a semblé que beaucoup d’entre eux se reliaient, sur un point central, à la fois à ton récit sur Robert Desnos, Dans bien longtemps tu m’as aimé, et à ton premier roman, Noone ou le marin sans mémoire. Et ce point ou ce thème central, qui apparaît d’ailleurs explicitement dans le dernier titre que je viens de citer, est celui de la mémoire. Une mémoire qui tantôt évoque des personnages disparus (comme Robert Desnos), tantôt des moments enfuis. Et qui est tantôt une mémoire heureuse, comme dans ton poème en vers libres « Souvenirs d’Amsterdam », tantôt une mémoire douloureuse, si douloureuse même qu’on voudrait pouvoir s’en alléger – je pense par exemple à ce court poème versifié où tu fais dire à Héloïse, se désolant de la perte d’Abélard :

Combien voudrais-je boire

À la source d’oubli !

Oublier notre histoire,

Ce qui fut notre lit.

Yann, ai-je raison de voir dans la mémoire un thème pour toi central, unifiant ton travail de prosateur et ton travail de poète ?

Yann Verdo : Je te répondrai, cher Damiano, que tu as entièrement raison, et que ta lecture très sensible de mes textes t’a permis d’aller tout de suite au cœur de ce qu’est pour moi l’écriture, et tout particulièrement la poésie. Je ne sais pas ce qu’il est des autres poètes, mais en ce qui me concerne la dimension mémorielle en est une dimension essentielle. Je définirais volontiers la poésie, ou du moins la mienne, comme un « art de mémoire », un ars memoriæ ainsi que disaient les scoliastes du Moyen Âge. J’ai d’ailleurs placé au fronton de l’un de mes principaux recueils, Sans feu ni lieu, cette épigraphe de Montaigne, à laquelle je tiens beaucoup : « À faute de mémoire naturelle j’en forge de papier. » Car il s’agit presque toujours pour moi, quand j’écris un poème, de fixer un moment, ou l’émotion attachée à un moment. De fixer ce moment ou cette émotion dans le cristal des mots, exactement comme on utilise un appareil photo pour fixer sur la pellicule (je vous parle d’un temps que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître, lorsqu’on ne prenait pas encore ses photos avec son téléphone) une scène de vie saisie au vol – les premiers pas d’un enfant, le soufflage des bougies d’un gâteau d’anniversaire… C’est pourquoi cette douzaine de recueils dont se compose l’anthologie (treize, pour être précis), ce sont pour moi comme autant d’albums de photos. Les uns et les autres ont plus ou moins la même fonction. Ayant dit cela, je m’empresse d’ajouter que cette dimension mémorielle est loin, bien loin d’épuiser le vaste sujet de ce qu’est la poésie ; elle ne fait que l’effleurer. Car elle ne vaut que pour le poète, et non pour le lecteur du poème. Nous savons tous, par expérience, combien il peut être assommant de se voir invité par quelqu’un dont nous ne partageons pas la vie à feuilleter avec lui son album de photos et à feindre un intérêt poli en regardant la suite de ses scènes de famille, émouvantes pour lui seul ! Or, un poème possède le pouvoir d’émouvoir celui ou celle qui le lit, quand bien même il ou elle ne sait rien du poète qui l’a écrit…

Damiano de Pieri : Ces moments que le poète (et lui seul) a vécus, ces émotions qu’il a ressenties et « fixées dans le cristal des mots », sont singuliers, et cependant des lecteurs appartenant à d’autres époques ou d’autres cultures que lui peuvent y retrouver quelque chose d’eux, quelque chose de leur propre vie. Nous touchons là à la dialectique du particulier et de l’universel, qui est au fondement de la littérature…

Yann Verdo : Oui. Contrairement à d’autres domaines de l’esprit, comme la science ou la philosophie, qui se placent d’emblée sur le terrain de la généralité et de l’abstraction, la littérature se donne toujours comme point de départ le particulier, l’individuel, le concret – et c’est à partir de là qu’elle tente de se frayer un chemin vers l’universel. C’est l’essence même de la démarche littéraire, si différente en cela de la démarche scientifique ou philosophique.

Damiano de Pieri : Cette dimension mémorielle peut aussi s’entendre d’une autre manière : Dans bien longtemps tu m’as aimé, dont je ne pense pas me tromper en affirmant qu’il constitue aussi, entre autres choses, un hommage à Robert Desnos, fait revivre sous nos yeux ce cher disparu. Je me tourne vers Marie-Claire Dumas, qui a écrit la postface à Sagesse des oiseaux. Marie-Claire, que peux-tu nous dire du travail de Yann, que ce soit comme romancier ou comme poète ?

Marie-Claire Dumas : Quand j’ai découvert Dans bien longtemps tu m’as aimé, ce qui m’a bouleversée dans ce livre qui ne fait guère plus de 200 pages, c’est l’économie de moyens avec laquelle il a su non seulement retracer le parcours et l’histoire de ce poète auquel j’ai consacré toute ma vie universitaire, mais encore nous donner à voir l’homme qu’il a dû être. Et je note que c’est effectivement, comme Yann vient de le dire, en s’appuyant sur des « moments » choisis, en saisissant au vol des instants de la vie du poète de Corps et biens, qu’a été obtenu ce résultat saisissant. J’ajoute que, sinon Yann lui-même, du moins le narrateur de ce texte sous-titré Roman aborde Desnos à travers un prisme particulier : l’évocation d’une brève et passionnelle histoire d’amour qui se noue et se dénoue autour de la figure du poète, quelque soixante-dix ans après la mort de celui-ci. Et comment cette ligne de récit, l’histoire d’amour contemporaine, se trouve-t-elle introduite dans le livre ? En commençant par la fin, de façon presque brutale, puisque la scène d’ouverture est celle dans laquelle les deux amants, réunis autour de la tombe de Desnos au cimetière du Montparnasse, se séparent, la femme aimée (surnommée « Bee » et qui demeurera d’un bout à l’autre du livre à peine esquissée, telle une ombre) annonçant au narrateur qu’elle le quitte. Quant à l’évocation de la vie de Desnos proprement dite, elle commence, au chapitre suivant, par l’arrestation au matin du 22 février 1944 du poète et résistant à son domicile du 19, rue Mazarine, où la Gestapo est venue le chercher. C’est-à-dire, là aussi, plutôt par la fin… Ce procédé fait de tout le livre qui va suivre un double retour en arrière, les deux arcs narratifs – celui qui correspond à la vie et à la déportation de Desnos, celui qui a trait à l’histoire d’amour contemporaine – se déployant en parallèle à partir du tombeau liminaire. C’est un livre extrêmement bien cousu, si vous me permettez cette métaphore.

Damiano a parlé d’hommage à Desnos, et assurément c’en est un. Mais il me semble, moi, que nous avons surtout affaire avec ce livre à un « tombeau », en son sens de genre littéraire – ce genre qu’a notamment illustré Mallarmé avec son « Pour un tombeau d’Anatole » et son « Tombeau de Verlaine ». Le titre secret de Dans bien longtemps tu m’as aimé pourrait être Tombeau de Desnos.

Yann Verdo : Tu ne crois pas si bien dire. C’était d’ailleurs mon titre de départ, celui que j’avais donné à ce texte tandis que je l’écrivais. J’aurais souhaité que cette mention, Tombeau de Robert Desnos, soit mise en sous-titre, plutôt que Roman, mais ma conseillère littéraire ne l’a pas voulu. Trop funèbre pour le chaland…

Quant à ce que tu as dit tout à l’heure, Damiano, sur l’hommage à Desnos qu’est aussi mon récit, oui, tu as raison, bien sûr. Je voulais rendre hommage à l’homme (ou plutôt à l’un des deux hommes) par qui je suis venu à la poésie, puisque c’est la lecture vers l’âge de 12 ou 13 ans de son poème le plus connu, « J’ai tant rêvé de toi », qui, en me laissant subjugué, m’en a inoculé le virus. Quant à l’autre homme, ce n’est autre que mon père, grand lecteur de poésie et poète lui-même. Le volume de Poésie/Gallimard dans lequel j’ai découvert « J’ai tant rêvé de toi », en ce soir lointain de ma prime adolescence, était d’ailleurs le sien – et tout jauni par le temps…

Damiano de Pieri : Je crois que Marie-Claire a raison d’insister sur le fait que, dans ce récit, la fin se trouve placée au commencement, pour l’histoire d’amour comme pour Desnos lui-même. C’est peut-être cette construction qui rend ton livre si émouvant, Yann. Je note d’ailleurs que, dans Sagesse des oiseaux, l’un des recueils (le treizième et dernier) a pour titre Maintenant que tout est fini tout recommence. Là aussi, on voit se dessiner une passerelle entre les deux versants de ton travail, les romans et les poèmes.

Chantal, je me tourne à présent vers toi. Je profite de la conversation que nous venons d’avoir en off, avant de commencer formellement cet entretien, où tu nous disais combien tu avais été frappée, à la lecture de Dans bien longtemps tu m’as aimé, par le caractère très visuel de cette écriture. Toi qui as prêté ta voix, comme chanteuse, à Robert Desnos, tu le voyais devant toi en lisant Yann ?

Chantal Galiana : J’ai éprouvé quelque chose de très fort à la lecture du livre de Yann, que je n’ai ressenti dans aucun des autres livres consacrés à Desnos que j’ai lus. J’avais l’impression qu’on me parlait là d’un ami, de quelqu’un que j’avais connu, et qui avait disparu, et que je revoyais. À mesure que je lisais le livre, je le voyais se mouvoir et agir devant moi, avec son pardessus de tweed, ses grosses lunettes à monture d’écaille… Je le voyais et – c’est presque enfantin ! – j’avais envie de l’avertir, de lui crier de ne pas rester chez lui le matin de son arrestation, je rageais presque qu’il ne m’écoute pas… comme si j’ignorais quelle serait sa fin, quel horrible sort serait le sien !

Je trouve ce livre extrêmement cinématographique. Il faudrait faire appel à un cinéaste, pour qu’il transpose sur grand écran cette si belle histoire. Ou plutôt ces trois histoires entremêlées : celle de la vie de Desnos dans le Paris des années 1920 et 1930 et sous l’Occupation, celle de son errance de camp de la mort en camp de la mort, et celle de ces deux amants qui, bien des décennies plus tard, se rencontrent grâce à lui, s’aiment à travers lui…

Damiano de Pieri : C’est quelque chose d’assez unique, tout de même, ce lien très affectif qu’entretiennent avec lui tous ceux qui connaissent et apprécient l’œuvre de Desnos. Tu viens de nous dire, Chantal, que le livre de Yann te donnait l’impression d’avoir affaire à un ami, et cette impression nous est commune. Il semblerait que, toujours et partout, « Robert le Diable » produise cet effet.

Chantal Galiana : Tout à fait. Je crois que j’aime autant l’homme que le poète. Tout ce que j’apprends de lui me conforte dans ce sentiment ; jamais il ne me déçoit.

Yann Verdo : Je crois que nous sommes tous d’accord sur ce point. L’homme était sans doute infiniment aimable. L’ami que nous rêverions tous d’avoir, le « type bien » par excellence. Il avait cette générosité, cette liberté d’esprit et de ton, ce caractère entier… qui le distinguent des autres membres de la bande surréaliste. Nous nous trouvons ici dans l’appartement de Marie-Claire, et tandis que je vous parle j’ai devant les yeux cette belle gravure de Robert, posée sur cette commode comme s’il s’agissait du portrait d’un ami cher de la propriétaire des lieux. Cette générosité, cette entièreté de caractère, cette honnêteté et cette liberté intellectuelles, il suffit d’ouvrir le si riche Quarto établi par Marie-Claire, de fourrer le nez dans tous ces émouvants documents qui s’y trouvent rassemblés en marge des œuvres de Desnos, pour les flairer tout de suite. Et elles transpirent aussi dans les œuvres elles-mêmes. Sa poésie y puise, à mon sens, une partie de sa force. Elles contribuent à faire rayonner les Ténèbres, je veux parler de ces merveilleux poèmes en prose qui sont le cœur battant de Corps et biens.

Damiano de Pieri : Dans sa variété, la poésie de Desnos est très révélatrice du fait que son auteur ne faisait pas grand-cas des catégories, ou du moins des jugements de valeur qui s’y trouvent attachés. Desnos a utilisé toutes les formes, de l’écriture automatique aux vers libres mais aussi aux alexandrins les plus hugoliens qui soient, et aux formes traditionnelles, tel le sonnet. Et ce, à une époque où il était de mauvais ton de composer des alexandrins, d’ajouter des tercets à des quatrains et de se soucier de la rime… Desnos revendiquait cette liberté du poète d’user de tous les moyens à sa disposition, d’emprunter toutes les voies possibles. Or, ce qui me frappe, Yann, c’est que l’on retrouve la même diversité – et, en même temps, la même profonde unité – dans ta poésie. On y rencontre aussi bien des sonnets, d’ailleurs formidablement maîtrisés, des rondeaux ou des ballades, que des poèmes en prose… Cette variété de formes, qui – et je ne dis pas cela pour te flatter – démontre au passage une solide maîtrise de la versification, contraste avec la tonalité dominante de la poésie contemporaine, faite pour l’essentiel de vers libres. As-tu conscience de ce décalage ? est-ce quelque chose que tu revendiques ?

Yann Verdo : C’est une excellente question et je t’en remercie. Je te répondrais que le vers libre devrait être selon moi, pour le poète qui y a recours, un point d’arrivée, non un point de départ. Je suis désolé et m’en excuse par avance auprès de ceux qui nous liront, car je vais parler « métier », « technique », « tambouille », toutes choses sur lesquelles les poètes n’aiment guère s’exprimer mais qui n’en sont pas moins, à mon sens, essentielles… Ce n’est selon moi que lorsqu’on a acquis suffisamment de métier que l’on devrait s’essayer au vers libre, lequel est très difficile – peut-être plus difficile que d’aligner des alexandrins bien trempés. J’ai écrit relativement peu de poèmes en vers libres. Tu citais tout à l’heure « Souvenirs d’Amsterdam », qui en est un, mais c’est une exception ; les poèmes respectant les canons de la prosodie sont beaucoup plus nombreux. Et, oui, tu as raison, je me suis essayé, au fil des ans et des recueils (j’écris de la poésie depuis l’âge des premiers boutons, ce qui fait maintenant un bon paquet d’années !), à quasiment toutes les formes traditionnelles, sonnets, rondeaux, ballades, pantoums, etc. Pourquoi ? Non pas pour démontrer ma virtuosité technique. Mais parce que, si ces formes existent et traversent, irriguent, nourrissent toute la poésie de langue française depuis l’époque de François Villon (jusqu’à leur regrettable tombée en déshérence à partir de la seconde moitié du XXe siècle), ce n’est sans doute pas pour rien. C’est parce qu’elles permettent de faire éclore cette musique des mots, qui est consubstantielle à la poésie. Le rythme des vers et leur nombre de syllabes (et je rappelle qu’en poésie francophone on parle de syllabes, non de pieds), la coupe (à l’hémistiche ou ailleurs), les rejets, le jeu des rimes et des assonances… rien de tout cela n’est gratuit. Ce n’est pas un vain ornement, un peu désuet et poussiéreux, dont il conviendrait de débarrasser la poésie, non, non et non ! Une comparaison me vient à l’esprit, mais je ne voudrais surtout pas qu’on la comprenne mal et qu’on la juge ridiculement vaniteuse sur mes lèvres, raison pour laquelle je m’empresse de préciser que je ne « me prends » nullement pour lui : avant de se lancer dans ses expériences cubistes, ou avant de peindre « Les Demoiselles d’Avignon », Picasso a d’abord appris à faire du Ingres aussi bien qu’Ingres. Et c’est bien parce qu’il savait faire du Ingres à volonté qu’il a pu, ensuite, peindre ces tableaux qui ont fait de Picasso Picasso.

Damiano de Pieri : Tu m’ôtes les mots de la bouche. J’allais te citer ce même exemple de Picasso, qui a commencé par maîtriser à la perfection les techniques du dessin avant de faire éclater la tradition picturale. On peut aussi penser à Piet Mondrian, faisant du figuratif avant de s’aventurer vers l’abstraction. Tout cela me fait songer à la belle expression de Nietzsche : « danser avec des chaînes »…

Yann Verdo : Quelle belle trouvaille ! Mais oui, c’est cela. Le poète doit « danser avec des chaînes », des chaînes qui ont nom « octosyllabes », « rimes embrassées », « allitérations », etc. Et c’est parce qu’il est recouvert et comme alourdi de toutes ces chaînes qu’il peut si légèrement danser et faire danser les mots. Au fond, je ne sais pas très bien ce que cela veut dire, « vers libre ». La liberté, en poésie, naît de la contrainte. Sans contrainte, pas de liberté. Plus forte la contrainte, plus grande la liberté. S’il n’y a pas de contraintes, d’aucune sorte, ce n’est pas de la poésie, juste du « gloubi-boulga », pour reprendre le nom du plat préféré de ce bon vieux Casimir. Un gloubi-boulga aléatoirement et gratuitement découpé, saucissonné en « vers » de différentes longueurs, pour faire comme les autres… Ce lien entre contrainte et liberté, ou encore entre contrainte et créativité, est d’ailleurs vrai en beaucoup d’autres domaines que la poésie et la littérature. Pour en rester à la poésie, il est vrai qu’un sonnet, par exemple, est quelque chose d’extrêmement corseté. Mais c’est bien parce que c’est si étroitement corseté que se produit parfois, dans les meilleurs d’entre eux, cette déflagration poétique qui fait comme exploser les tercets ; c’est bien parce c’est si fortement contraint que, arrivé au quatorzième vers, on a envie d’en revenir au premier et de relire ce qui vient d’être lu.

Mais je ne voudrais pas qu’on se méprenne sur ce que je suis en train de dire. Mon propos n’est pas du tout : « Hors du sonnet, point de salut ! » Dans les bons poèmes en vers libres, ou dans les bons poèmes en prose (et il en est tant ! les grands poèmes en prose de Corps et biens… tous ceux de René Char… et combien d’autres !...), cette contrainte, cette armature, existent aussi. Elle existe même tout autant que dans le sonnet le plus académique. Simplement, elle se voit moins.

Damiano de Pieri : Ton ami Apollinaire parlait de « la longue querelle de l’Ordre dans l’Aventure »…

Yann Verdo : … Et il avait bien raison, le saint homme ! (Paix à son âme… Et dire que, tandis qu’il agonisait ce 9 novembre 1918, avant-veille de l’armistice, il entendait les Parisiens victorieux défiler sous ses fenêtres aux cris de « À bas Guillaume ! ». C’est là l’un de ces cruels pieds de nez du destin qui ne sont pas à l’honneur de la Providence, si Elle existe…) Apollinaire passait à son époque (et avec raison) pour un avant-gardiste, ayant insufflé un souffle nouveau dans une poésie francophone qui s’ensommeillait un peu dans le symbolisme, mais il ne reniait pas du tout la longue tradition de la prosodie, il se l’est au contraire appropriée, il l’a faite sienne. Il suffit de murmurer et d’entendre chanter des vers comme « Voie lactée ô sœur lumineuse / Des blancs ruisseaux de Chanaan / Et des corps blancs des amoureuses » pour s’en convaincre. Cette musique, cet effet incantatoire si puissant, résultent des contraintes sous-jacentes ayant présidé à la composition de ces inoubliables octosyllabes. Et puisque nous évoquons Apollinaire, disons un mot du rôle de la ponctuation, à laquelle le poète d’Alcools a donné congé en 1913. La ponctuation, en poésie, se surajoute au rythme propre des vers, né de leur nombre ; c’est pourquoi il faut la choisir avec le plus grand soin pour qu’elle épouse harmonieusement ce rythme interne, pour qu’elle tire dans le même sens que lui et non pas en sens contraire, car alors elle le brouillerait, elle le casserait. Et le plus simple est peut-être encore, quand on fait de la versification traditionnelle, de la supprimer. C’est le constat qu’a fait Apollinaire. Je remarque d’ailleurs que la ponctuation, présente dans mes premiers et plus anciens poèmes, a tendance à s’alléger voire à disparaître à mesure que l’on avance dans mon anthologie. En littérature aussi, « l’ontogénèse récapitule la phylogénèse » !

Marie-Claire Dumas : Nous pourrions gloser indéfiniment sur la distinction entre vers libres et poèmes en prose – les versets dont se forment les poèmes d’À la mystérieuse ou de Ténèbres, dans Corps et biens, en font-ils des poèmes en vers libres ou en prose ? Mais laissons là ces arguties sans fin sur le sexe des anges. Puisque Yann se présente, dans l’avant-propos de son anthologie, sous les traits du Petit Poucet, je voudrais relever ce qu’il y a de très malicieux, et même, disons-le, d’un peu diabolique, dans la figure de ce personnage de conte. Le Petit Poucet est joueur, et il me semble que c’est ce que tu es aussi, cher Yann. J’en veux pour preuve ces petits cailloux que tu glisses subrepticement dans tous tes textes. Comme des indices, des signes, que toi seul reconnaîtrais. Dans l’une des pages de Dans bien longtemps tu m’as aimé, le narrateur glisse au détour d’une page le surnom donné à celle qui l’a quitté et qui le hante : « Bee », l’abeille. Et cette Bee revient voleter dans l’anthologie…

Yann Verdo : Il ne t’aura pas échappé, chère Marie-Claire, que tout cela, poèmes et romans, sort de la même douloureuse matrice…

Marie-Claire Dumas : Certes, certes… Il y a donc les abeilles, et peut-être aussi les frelons, et puis il y a les oiseaux… Question : d’où te vient cette figure des oiseaux, qui t’a fourni le titre du dernier poème de l’anthologie et de l’anthologie elle-même ?

Yann Verdo : De François d’Assise – le bon saint François – prêchant en latin aux oiseaux. Je trouve cette image très belle. Ne me demande pas pourquoi…

Marie-Claire Dumas : Qu’il s’agisse de Dans bien longtemps tu m’as aimé ou de Sagesse des oiseaux, je suis frappée par le caractère très architecturé de ces deux livres, et des multiples va-et-vient de l’un à l’autre. Je viens de mentionner Bee, j’aurais pu mentionner tout aussi bien Terezín, ou cette autre figure clef qu’est la Rose. À la huitième et dernière rose de ton récit sur Desnos – la « rose de cendres » – répondent, dans l’anthologie, bien des vers que j’aimerais citer, tels ceux-ci, du poème « Dernier sursaut » :

L’amour c’est ce qu’on fait ce n’est pas autre chose

Ô mon ardente sœur ma merveilleuse Rose

À toi je me soumets à toi et à toi seule…

Autre question que je te lance à la volée : Sagesse des oiseaux est sous-titré Une anthologie de 101 poèmes. Pourquoi 101 ?

Yann Verdo : Je vais te répondre honnêtement, même si c’est très bête. Un jour que je furetais parmi les caisses des bouquinistes, je tombe sur ce livre d’un écrivain que je révère, Jorge Luis Borges : Une anthologie de 99 poèmes. J’ai voulu faire mieux ! (Rires.)

Marie-Claire Dumas : Le Petit Poucet est un garçon ambitieux… dans le bon sens du terme !

Damiano de Pieri : Marie-Claire, tu parles d’ambition, et j’en suis d’accord : tu as, Yann, de toute évidence, une certaine ambition littéraire. Mais ce que je ressens, à la lecture de ton anthologie, c’est que tu te places, vis-à-vis des grands poètes du passé dont se nourrissent tes propres poèmes – Villon, Nerval, Verlaine, Apollinaire, Desnos bien sûr, quelques autres… –, dans une relation non pas de compétition, ou de rivalité, mais de compagnonnage. L’un de tes poèmes, écrit pour ces malheureux sans-abri que l’on voit errer et souffrir sur le pas de nos portes, et particulièrement émouvant, s’intitule « Les Compagnons de la cloche ». Mais n’est-ce pas à une forme de compagnonnage similaire, à un lien affectif, personnel, que tu aspires avec les Villon et les Verlaine ?

Yann Verdo : Oui, je le confesse. Un autre de mes poèmes, dans lequel j’évoque justement Villon et Verlaine, mais que je n’ai pas retenu dans la présente anthologie, a pour titre « Les Compagnons du crépuscule » – et, dans mon esprit, il fait pendant aux « Compagnons de la cloche ».

Je parle d’eux comme de compagnons, car ce sont des êtres qui m’accompagnent – intellectuellement, spirituellement, affectivement – depuis de nombreuses années. Et je n’aime pas beaucoup la déférence (parfois teintée d’une touche de snobisme) dans laquelle les tiennent une partie de la gent universitaire ou intellectuelle, les mandarins de la République des lettres. Pour ma part, je préfère jouer avec eux, comme avec des amis. Dans les Poèmes saturniens de Verlaine se trouve un magnifique sonnet intitulé « Nevermore » : je me suis amusé à en faire la transposition exacte dans un langage surréaliste. Et au célèbre « Pont Mirabeau » d’Apollinaire, je me suis permis de faire répondre mon grinçant « Pont Bir-Hakeim ». Je revendique cette familiarité. Et tant pis pour ceux qui y verront de l’outrecuidance…

Chantal Galiana : Une familiarité, une non-déférence qui te fait dire dans ton récit sur Desnos, en parlant de son ennemi Céline, « l’abject et génial Céline » : il me semble qu’en deux adjectifs bien sentis, tu en dis autant que dans de très longues et très pompeuses thèses universitaires. Comment choisis-tu tes mots ?

Yann Verdo : Difficilement, et toujours après mûre réflexion. Je n’utilise pas de dictionnaire de rimes pour écrire de la poésie. En revanche, qu’il s’agisse de poésie ou de prose, j’écris toujours avec « Le Grand Robert » (dans sa version électronique) sous les yeux. Très souvent, avant de me décider sur un mot plutôt qu’un autre, je vais lire la notice qui lui est consacrée dans ce merveilleux dictionnaire. Même s’il s’agit d’un mot très familier, dont le sens ne pose aucun problème a priori – et peut-être surtout dans ce cas-là. J’aime bien connaître l’étymologie d’un mot, l’évolution des usages au fil des siècles, les locutions toutes faites dans lesquelles on le rencontre, ses occurrences sous la plume des grands auteurs… Savoir à qui j’ai affaire, en somme. Je crois que je ne pourrais pas écrire sans « Le Grand Robert » à côté de moi.

Cela étant, si le choix des mots y est dans les deux cas essentiel (forcément essentiel !), l’écriture ne se fait pas de la même manière selon qu’il s’agit de textes en prose ou de poèmes. La magistrature se divise, comme vous le savez, en « magistrature assise » et « magistrature debout » ; je diviserais volontiers l’écriture en « écriture assise » et « écriture debout ». Il est clair qu’un roman, ou un récit, ne peut guère s’écrire qu’assis derrière une table. Il n’en va pas de même avec un poème, texte relativement court, pour lequel l’oralité prime (et qui a d’ailleurs plus ou moins vocation à être appris par cœur, puis récité). La plupart de mes poèmes, je les ai écrits debout, tandis que je marchais dans les rues de Paris, en laissant danser les mots dans ma tête – et alors je me hâtais de rentrer pour pouvoir griffonner sur un bout de papier les mots qui m’étaient venus. Certes, lorsque vous avez un roman sur le métier, vous y pensez aussi pendant que vous marchez dans les rues. Mais, alors, ce qui vient tourner comme en un carrousel dans votre esprit, ce sont moins des mots que des idées – des idées de toutes sortes, extrêmement hétéroclites, qui vont de tel minuscule détail, telle infime retouche à telle scène, au plan d’ensemble du récit, au sens général de l’histoire si elle en a un… Tandis que ce ne sont pas des idées qui viennent vous tourner dans la tête lorsque vous écrivez – « composez » serait un verbe plus adéquat – un poème, mais des mots. Vous connaissez sans doute cette célèbre anecdote (rapportée par Paul Valéry, je crois) de Degas se plaignant à son ami Mallarmé de ne pas arriver à accoucher d’une seule petite poésie, alors même qu’il a, dit-il, « plein d’idées » ; et Mallarmé de lui répondre : « Ce n’est point avec des idées, mon cher Degas, que l’on fait des vers. C’est avec des mots. »

Damiano de Pieri : Puisque tu évoques tes balades dans Paris, je te dirai que je suis frappé par l’importance des lieux dans tes écrits. Toujours une géographie s’y dessine. Il n’est que de lire les titres de tes poèmes : « Dans le bois de Brotonne », « Souvenirs d’Amsterdam », « Souvenir de Lisbonne » (et voici qui nous ramène encore à Desnos et son « Siramour » !)… Pareil dans le roman Dans bien longtemps tu m’as aimé : le cimetière du Montparnasse, le jardin du Palais-Royal… Pourquoi cette volonté de marquer précisément les lieux ?

Yann Verdo : C’est très important pour moi. Cela fait écho à ce que je disais tout à l’heure sur la dimension mémorielle de ma poésie et, plus généralement, de mon écriture. Ce qui compte, à mes yeux, c’est toujours la conjonction d’un lieu et d’un moment. Tu as indiqué dans ta présentation, Damiano, que mon premier livre était un petit essai sur les théories d’Einstein. Or, cette conjonction d’un lieu et d’un moment, d’un espace et d’un temps, c’est très einsteinien, sais-tu ? C’est ainsi que l’on définit, dans la théorie de la relativité, un « événement » : un point de l’espace-temps, déterminé par ses quatre coordonnées spatio-temporelles. Et le message profond de la théorie de la relativité, c’est que tous ces événements, y compris ceux qui sont passés, ceux qui sont derrière nous, n’ont pas disparu dans le néant, ils co-existent de toute éternité – ce en quoi cette théorie physique confère à mes yeux une admirable profondeur de champ à ce que peut écrire un Jankélévitch dans L’Irréversible et la Nostalgie. Une phrase comme « Celui qui a été ne peut plus désormais ne pas avoir été : désormais ce fait mystérieux et profondément obscur d’avoir vécu est son viatique pour l’éternité » s’éclaire puissamment à la lumière de la théorie de la relativité. Mais je m’éloigne peut-être un peu de la littérature. Encore que, pas tant que cela…

Damiano de Pieri : Non, pas tant que cela… et même pas du tout ! En tant qu’Italien, je te dirais que cette co-présence des moments passés, présents et futurs se trouve à la source de la poésie européenne moderne, je veux dire chez Pétrarque. Pétrarque était einsteinien sans le savoir !

Yann Verdo : Nous le sommes tous plus ou moins…

Damiano de Pieri : En guise de conclusion, je souhaiterais revenir sur ce thème du compagnonnage et des figures tutélaires qui traversent ton anthologie, et me permettre, Yann, une dernière question plus personnelle. À te lire, j’ai l’impression que ces figures tutélaires viennent combler une certaine solitude. Ce sont des fantômes dont tu t’entoures et qui te tiennent compagnie, comme poète bien sûr, mais peut-être aussi en tant qu’homme. J’ai songé, en te lisant, à cet extrait d’un célèbre article de Desnos de 1928, « Puissance des fantômes » : « Heureux l’homme soumis à ses fantômes. Certes il connaîtra des nuits désertes, d’inexplicables nostalgies, des mélancolies infinies, le désir sans raison, le spleen, l’implacable spleen. Mais (…) des visites mystérieuses charmeront sa solitude. » Les poètes sont-ils pour toi des fantômes qui viennent nuitamment charmer ta solitude ?

Yann Verdo : Oui, et à ces fantômes des poètes du passé s’ajoutent ceux des femmes qui ont traversé ma vie et qui, pour certaines, continuent de me hanter… Mes poèmes d’amour, ce sont pour des fantômes, bien souvent, que je les ai écrits.